La cathédrale de Lyon (Fabrice Hadjadj)

, par jacques

Gérard Breuil à la Cathédrale Saint-Jean-Baptiste de Lyon

Dans un monde saturé d’images, la tâche du peintre désormais peut sembler non pas d’ajouter mais de soustraire. Je ne dis pas détruire, -comme s’empressent de conclure certains qui toutefois saisirent le problème de nos temps, - mais faire –œuvre de révélation de ce qui fut toujours donné, et que nos affairements empêchent de recueillir. De ce monde, en outre, nul ne peut ignorer les cheminées des crématoires, qui hantent toujours l’air de notre vieille Europe. Et voilà qui redouble, pour l’art. l’exigence de nudité, l’interdiction de se perdre dans les frivolités du divertissement. Gérard Breuil ne redoute pas de porter cette double requête. Quand ses travaux paraissent prolonger l’ascèse des cisterciens, ils n’oublient jamais les abîmes de l’Histoire. Aussi depuis plus de dix ans a-t-il abandonné la peinture à l’huile pour demander ce qui nous reste de lumière à l’eau et au noir de fumée. Moyens pauvres, s’il en est, moyens mendiés à la fontaine et à la cendre, qui donnent ce qu’on a coutume d’appeler l’encre de Chine. Mais cette encre de Chine, ici, par les transparences de sa noirceur, s’efforce de faire entrevoir les clartés d’une Jérusalem. Plus encore que celles qu’il fit naguère à l’abbaye de Tournus ou dans le cloître franciscain de Charlieu, l’installation (mais il préfère dire « l’incrustation ») de la cathédrale Saint-Jean, nous fait entrer dans cette architecture que la lumière façonne avec ses ombres. Là où, pour nous réapprendre à regarder, Christo emballe l’extérieur, Breuil, depuis l’intérieur, déballe. Il n’expose pas, n’occulte pas les murs, ne rature pas de sa signature un espace déjà lourd de présence, mais il use des creux et des réserves pour dévoiler le lieu dans sa jeunesse. Et sous nos yeux, soudain, la nef semble fraîche éclose comme une fleur de printemps. Entre les colonnettes des énormes piliers, il y avait des renfoncements vides, gris, qui n’accrochaient nul regard, sur quoi la guide n’aurait jamais pensé avoir à parler : ce sont ces humbles cavités que le peintre va de ses encres, sur huit mètres de haut, ouvrir comme des embrasures. Est-ce un lierre qui monte vers le ciel ? Est-ce une liane qui veut rejoindre le sol ? Ici, un banyan semble entrer dans la liturgie ; là, c’est une glycine qui s’agenouille ; plus loin, des nénuphars sur un immobile torrent. Le noir suffit à faire sentir toutes les couleurs d’une clairière. Le soleil par les vitraux se charge de renouveler chaque heure. Et l’on comprend d’un coup Claudel : « La clef de voûte capte la forêt païenne. » Car les colonnes moyenâgeuses se gonflent d’une sève neuve, battent comme des veines, dansent de tous leurs feuillages. Une nymphe, mon Dieu, pourrait jaillir au milieu de la messe, une dryade espiègle faire une lecture à l’ambon. L’une et l’autre baptisées, je vous rassure, mais il faut au moins ça pour nous tirer de nos torpeurs. Je pense à ce passage de l’Évangile selon Marc, repris par Buñuel dans sa Voie lactée : Jésus, à Bethsaïde, met sa salive sur les yeux d’un aveugle. « Aperçois-tu quelque chose ? demande le Maître. Et celui dont la rétine se recolle de répondre : J’aperçois les gens, c’est comme si c’était des arbres que je vois marcher ... ». Le travail de Breuil rappelle ce miracle. Les aveugles pour qui ta cathédrale était bien engloutie la voient surgir à neuf, dans sa verdeur, parée pour quelque vertical appareillage.
Fabrice Hadjadj