Née à Zurich, Eva Ducret reste attachée à ses ancêtres italiens dans sa façon de vivre, de voir le monde, de le sentir et de le re-présenter (le tiret est important). Différents types de miroirs (jusqu’à celui de l’eau), des coquillages, le calcaire « non pas le calcaire minéral, mais le calcaire animal, cette matière qui maintient le corps à lintérieur comme l
ossature ou qui le protège comme les coquilles l`intérieur du coquillage » (écrit l’artiste) sont ses éléments de base pour différents types d’assemblages, d’alignements voir de mises en abîme face au tunnel et à la centrifugeuse du temps.
Les lieux de la créatrice sont sans merci. Ils s’ouvrent sur une sorte de vide. Mais il n’est en rien un pur néant. Ce vide interroge par les mirages qu’il provoque en des constructions très différentes mais qui toutes veulent retenir le temps. Au fugace l’artiste donne une éternité comme elle accorde au mouvement un suspens, une fixité dans un besoin d’ordonner mais de manière différente de ce que l’on connaît. Proche en cela de Parmiggiani ou de Pennone - mais par des voies bien différentes, plus « concrètes » - Eva Ducret monte par exemple des « fossiles-sentinelles » : mobiles intemporels d’ossements immaculés qui hantent. Sa « Parade Potagère », ses « Abyssales Citrouilles-Sphères », ses enchevêtrement de « nacres encoquillées » et de « vulgus pneumaticus », son « Verger-Joaillier » aux « Arbres-Parures » couverts de « Fruits-Bijoux », son « tunnel » de coquillages créent des délocalisations convaincantes propres à nous atteindre en nous dérobant au monde « objectif » et en nous obligeant à entrer dans le sentir au moment où nous nous perdons pieds et repères. Ces délocalisations rappellent la stratégie de « l’Elevage de la Poussière » de Duchamp. Celui ci voulait que l’observation d’un processus de montrage produise non du « beau » - concept flou - mais une réflexion ultérieure. Et il est certain que les œuvres de l’artiste suisse croissent au dedans de nous à travers une lente gestation provoquée par les interrogations qui apparaissent au sein d’une immédiateté complexe.
Eva Ducret ne cesse de chercher à comprendre l’importance d’un univers qu’adolescente elle trouvait très étroit, étriqué et auquel elle pensait (peut-être) avoir tourné le dos mais qu’elle a envie de le restituer dans une mise à nu. Précisons : celle-ci n’a rien de mélancolique ou de nostalgique. La plasticienne structure des sortes de chorégraphies minérales dans lesquelles elle laisse venir des élans, des pulsations par ses organisations. Le travail d’élaboration passe par différentes étapes de la cueillette initiale à l’accomplissement final. Dès lors ce que Claude Pujade-Renaud nomme « le mensonge du mouvement » et par déblaiement de tout ce qui est accessoire prend valeur de fable plastique.
L’œuvre devient peu à peu un vaste jardin forteresse. Il s’anime d’un imaginaire capable de laisser apparaître le « noeud obscur » dont chacun ne cesse de se trouver porteur et le cercle des temps au sein de la rétention de coulées, de glissements. En une combinaison subtile de spiritualité et de sensualité, dans l’affrontement du vide et du plein, Eva Ducret met à jour les poussées troubles de forces indicibles. Elle rend littéralement palpable l’accord du dehors et du dedans. Le plaisir tranquille à seulement être et l’univers d’harmonie dans lequel on pourrait presque glisser si on ne mesurait pas l’ironie qui se tapit derrière. Et si son travail peut apparaître comme une sorte d’utopie - qui paraît avoir pris forme tangible dans de paisibles jardins enchantés dont l’Italie regorge - il n’en demeure pas moins que ce qu’en fait l’artiste – à savoir des lieux du lieu – laisse surgir sous l’idylle apparente certaines hauteurs tragiques. Car si tout se réunit en assemblages cohérents en même temps, par les multiples fragments, tout demeure en éclatement. Ajoutons que certaines de ses têtes en calcaire ne manquent pas d’exhalent leurs douleurs et leurs plaintes comme dans certains ossuaires napolitains.
Eva Ducret suggère magnifiquement la confusion, le trouble et également une crainte diffuse venue d’un savoir ancien transmis par les femmes de son pays ancestral. La « fiction » plastique se raccorde aux mythes primitifs, à des récits éternels et païens qui dévoilent la face cachée de l’humanité. En ce sens les délocalisations de l’artiste ne sont pas des absences de lieu. Elles deviennent son déplacement producteur de paradoxes. La plasticienne crée par empreintes, façonnages, accrochages une réserve de monde d’où surgissent des effluves d’images plus que des images elle-même. D’autant que l’œuvre rend visible la structure matérielle qui la crée. Bien loin d’une idéalisation influencée par la rêverie le travail de la créatrice reste le peuplement paradoxal par la splendide limpidité du presque rien (monochromatique très souvent).
L’artiste n’utilise pas les tendances réparatrices de l’image. Elle détourne celle-ci de sa pseudo-réalité, de ses douces certitudes pour décacheter ce qu’elle peut montrer lorsqu’elle ne se contente pas d’épouser une vision à l’échelle de la perception courante. L’image créée travaille donc la présence autrement. Elle s’oppose à toute stéréotypie de représentation. L’agencement, la stratégie de la puissance imageante vont à l’encontre de son mouvement "naturel". Apparaît bien autre chose que de la ressemblance. En ce sens Eva Ducret reste une exploratrice des limites de l’image. Cette dernière n’est plus une surface, mais un caveau ouvert. Le monde et son absence ne font plus qu’un. En conséquence, tentant l’approche des instants, mais ne cherchant jamais la ressemblance, l’artiste nous entraîne du côté du commencement et de la re-naissance.
J.P.GAVARD PERRET
(Docteur en littérature)