Je dois à l’architecture romane l’inspiration de mon travail depuis vingt ans. Ses connivences avec la nature m’ont conduit à inviter mon pinceau à tracer son parcours. En toute liberté, car la poésie est un chant, elle n’est ni botanique, ni architectonique, ni théologique, elle est liberté.
La colonnade, haute futaie naturelle, aspire à l’infini, à créer l’illusion de la verticalité, et passe nécessairement par le chemin arqué qui, en retombant, la fait renaître inlassablement en une procession horizontale.
Le jour n’est pas vertical, ni la nuit horizontale. Ils sont courbes, comme les volutes d’une acanthe, ou comme on se courbe à la tâche. La peine. La grâce. Ils ne finissent jamais, comme ces colonnes illusoirement inflexibles et qui n’atteignent jamais que les voûtes qui nous les renvoient ou comme ces arbres au bord de l’eau. Ils croissent ou déclinent. Tombée du jour. Lever de la nuit. Rythme d’une marche inexorable, dans le temps et dans la forme. Leurs rangées suggèrent des espaces indéfinis, en déplacement, et recèlent de forces latentes.
La forêt qui n’est de loin qu’un aplat vert regorge de mille formes de vie jusqu’à la moindre brindille. Et dans les infimes creux du chemin caillouteux qui conservent les restes de la dernière pluie, se mire un monde opulent, distant de nous à l’infini et pourtant sous notre nez.
Dans la longue suite d’acanthes du couvent de Saint Nizier sous Charlieu, il y a l’éternel recommencement de la vie. Des hommes ont creusé la pierre pour en faire des fleurs. En toute humilité, cet esprit m’a animé. L’économie de moyens nécessaire à la force de conviction je l’ai trouvée dans l’eau et le noir de fumée de l’encre de Chine. Dans le support aussi et ses qualités de conduction et d’absorption de l’eau. Et dans l’attention, la concentration que l’on doit au temps d’évaporation qui est de l’ordre du recueillement et de la contemplation.
Ce qu’écrit le pinceau n’est autre qu’une transcription du langage de la nature, de la lumière, du vent. Il imprime son rythme dans les vicissitudes et les variations du temps. À l’image des gravures lapidaires dans les églises, chaque vigne, lierre ou feuillage offre un graphisme, une calligraphie dont j’essaie de sentir la sémantique. Mes traces de pinceau sont la sensation de cette expérience.
Relégué au rang de vestige, l’édifice du passé est devenu un pratique espace aseptisé, au service du seul vrai culte d’aujourd’hui, celui de soi-même. Nos occupations modernes (production, consommation) nous ont détournés de l’ouvrage en cours et nous n’hésitons pas à y introduire nos expressions spectaculaires sans gêne pour la quête inachevée. Il nous sert au contraire de faire-valoir. Ces murs sont le fruit du combat de l’homme avec la matière, combat que nous refusons maintenant, préférant les interventions virtuelles aux actes définitifs. Nous n’affrontons plus leur nudité, nous les habillons pour nos galas. Ils sont effectivement un support, et furent occasionnellement recouverts de pigments et de chaux, au gré d’actes de foi, de motivations didactiques, politiques et de célébrations ou de tout autre principe d’élévation ou de contemplation. C’est dans cette continuité que notre époque pourrait encore avec audace, s’approprier dignement l’édifice dont elle est héritière, au lieu de s’affranchir de cette tâche sous un prétexte de pseudo sacralité.
La fresque reste un moyen de réduire la distance qui sépare nos prétentions artistiques de l’architecture immuable. Elle agit au cœur même de la pierre. Les murs appellent leurs épouses : les enductions, les colorations. Ils sont disposés pour les technologies, les moyens et les intentions artistiques d’aujourd’hui. La pierre étancherait enfin sa soif comme elle le faisait avec l’eau du mortier qui venait amoureusement faire corps avec elle, et qu’elle expirait dans un souffle à l’air ambiant, libérant l’espace et révélant sa robe pigmentée, brodée par des mains rudes. Ces mains pourraient être à nouveau celles des gens sans travail alliés aux architectes, aux peintres et aux ouvriers. Des équipes de travail s’attèleraient, non pas à transformer les lieux, mais à les poursuivre. Certains espaces aspirent secrètement à leur prolongement naturel et aussi bien à jouer leur rôle dans l’aventure humaine.
Il ne s’agit pas d’intervenir dans une adéquation formelle, une exécution fermée dans des règles restreintes sous prétexte de conformité au matériau d’origine. Là n’est pas l’essentiel. Il est au contraire dans les révélations insolites que les espaces réclament, à l’image du pré qui accueille aussi bien le chêne et la camomille. On passe, sans les voir, devant des signes, des présences muettes qui ne trompent pas. Leur silence nous tend les bras et nous les voyons repliés. Il faut permettre la réappropriation du lieu par ceux qui le façonnent dans l’idée qu’il appartient à tous. Les murs n’appellent pas la conservation mais l’innovation, nourrie à la source et prenant librement son envol. C’est au sein même du lieu selon sa vocation que les maçons, les peintres peuvent œuvrer, ce lieu déjà habité et pourtant ouvert à d’autres comme une demeure en expansion et qui garderait cependant toujours les mêmes proportions : l’échelle humaine, pour accueillir et non seulement pour conserver. La poésie d’aujourd’hui ne s’écrit pas comme celle d’hier, elle continue pourtant son œuvre dans la langue commune. Le bâtiment du Moyen Âge s’est inscrit dans un temps passé. Il s’agit de le réinscrire jour après jour dans celui qui passe.
Lorsque je me suis installé dans la région, il y a vingt ans, ma peinture a soudain infléchi de son chromatisme marqué et son dynamisme parfois violent vers la sobriété, l’harmonie, l’austérité propres à l’architecture et aux paysages où elle s’enracine.
La pléthore d’images et de couleurs propre à notre époque y a aussi contribué.
Ma peinture a voulu épouser le rythme de la vie. Le jour se lève, le soleil se couche, le blanc, le noir, l’absorption de la lumière par la profondeur de la nuit.
L’économie des moyens je l’ai trouvée dans l’encre de Chine. Sa transparence et la profondeur de son noir mènent à l’infini. Sur la toile brute, je trace des lignes, libres et confiantes dans l’eau d’où elles naissent et où elles se diffusent. Seul le bruit du pinceau sur la toile écrue laisse entendre son léger crissement, inaudible pour le néophyte, rassurante pour le peintre. Le noir peut faire sentir toutes les couleurs d’une clairière, faire évoluer la plus fine des tiges ou étendre la plus vaste des pénombres.
La destinée de la peinture, elle est dans les lieux mêmes des édifices romans, espaces de liberté et de mouvement. Si l’on comprend l’intelligence du lieu, de sa conception à sa vocation, on y découvre que les recoins les plus anodins, oubliés, ne demandent qu’à renaître, et ainsi redonner une jeunesse à ces espaces réformés en témoins cultureux et passifs des cultes d’hier, enfermés dans une boite savante nourrie de symboles expliqués, qui du coup perdent leur caractère même de symboles.
Et la peinture, dans son essence même ne copie pas ni ne reproduit, elle produit et s’élève à l’image de la nature, dans un élan authentique, à la rencontre de l’authenticité des lieux.
gb