Seelennot von Dachau
Un an. Il m’aura fallu plus d’un an, après y avoir été invité par l’artiste, pour affronter ces images, pour oser en dire quelque chose - moi qui suis certainement accablé de tous les défauts de la terre mais qui n’ai jamais souffert de procrastination. Devant les œuvres de Winfried Veit, découvertes en avril 2003 à Lyon (elles étaient exposées, et ce n’est pas indifférent, dans un colloque sur la violence organisé par la revue Le Croquant), retrouvées ensuite dans le catalogue Champ des Hommes, chant des âmes en 2016 et enfin en 2017 à la Maison d’Izieu, où étaient exposés les très impressionnants portrais des 44 enfants juifs d’Izieu et de leurs sept éducateurs, dessinés d’après des photographies, devant ces œuvres donc, je suis longtemps demeuré comme interdit, aux deux sens du mot, c’est-à-dire à la fois troublé et empêché - et pour cette double raison réduit au silence.
Avant de condamner ma lâcheté, peut-être voudra-t-on considérer l’hypothèse qu’elle fait écho, en quelque sorte, à la dénégation de Winfried Veit lui-même. Dénégation, au sens freudien de la Verneinung, « un moyen de prendre connaissance du refoulé » (Freud), « le moment où une idée ou un désir inconscients commencent à resurgir » (Laplanche et Pontalis). Winfried Veit en fait l’aveu dans un texte de 2015 : depuis des années, on lui parlait d’Auschwitz à la vue de ses peintures, mais il s’obstinait à refuser cette interprétation « que je repoussais avec énergie, mais non sans angoisse , expliquant que ce n’était en aucune façon mon intention, que cette tâche – tout comme la barbarie elle-même – me dépassait complètement, que je ne me sentais pas en état de le faire… ». C’est un combat entre l’énergie, qui tente de refouler ce qui, pour les autres, est déjà pourtant une évidence (à savoir que son œuvre est hantée par la Catastrophe) et l’angoisse, qui trahit le retour du refoulé. Tout se passe comme si l’artiste redoutait de savoir ce que pourtant il sait déjà.
Il y a des précédents illustres. Dieu ordonne à Jonas de se rendre à « Ninive, la grande ville », pour prophétiser sa destruction imminente. Mais Jonas se dérobe. Il s’enfuit. Se sent-il dépassé par la mission qui lui a été assignée ? Il faudra la rencontre avec le grand poisson pour qu’il obéisse enfin à l’ordre divin, c’est-à-dire pour qu’il accepte d’accomplir son destin.
La dénégation de Winfried Veit n’a rien à voir avec une quelconque négation de la responsabilité allemande : c’est même le contraire qui est vrai. N’avoue-t-il pas que « devoir être Allemand [lui] pèse toujours », alors qu’il ne vit plus en Allemagne depuis quarante-cinq ans ? Au terme de trois rencontres bouleversantes avec des visiteurs inconnus qui découvrent son travail et révèlent en quelque sorte l’artiste à lui-même, il « est amené à reconnaître que, depuis longtemps déjà je m’étais attelé à la tâche de donner forme au lourd héritage historique que je dois à mes origines ». Ces trois expériences, telles des épreuves initiatiques (comme les trois jours et les trois nuits passés par Jonas dans le ventre du poisson) opèrent – c’est le mot qu’il emploie – une véritable métamorphose, non pas de son travail, mais de la signification de celui-ci.
Cela renvoie bien sûr aux multiples interprétations qui ont pu être données du mot fameux de Theodor Adorno : « Écrire un poème après Auschwitz est barbare », déclaration qu’Adorno lui-même a longuement commentée (et nuancée) par la suite : vers la fin de sa vie, il dira, ce qui paraît beaucoup plus fidèle à sa pensée : « Les artistes authentiques du présent sont ceux dont les œuvres font écho à l’horreur extrême ».
Dans un livre admirable, Les Alphabets de la Shoah , Anny Dayan Rosenman pose la question de « la légitimité de l’art confronté à la souffrance extrême ». Elle s’y étonne de la fortune littéraire qu’a connu ce mot d’Adorno, bien que le philosophe, comme nous venons de le voir, se soit quasiment rétracté quelques années plus tard. Et elle hasarde l’hypothèse que ce qui nous paralyse à l’idée d’un art ou d’une littérature de la Shoah, c’est à la fois « la peur que l’œuvre donne sens ou cohérence […] à un événement que l’on voudrait voir transmis dans son opacité et sa barbarie » mais aussi, et plus insidieusement, « la crainte que du plaisir, fût-il le pâle et douloureux reflet du plaisir ressenti devant toute œuvre d’art accomplie, ne vienne se mêler à la douleur ». Face au mystère de la Shoah, « comment assumer le souci et le travail de la forme » ? C’est cette même question qui taraude Winfried Veit. Longtemps, il a refusé d’imaginer qu’il pourrait trouver des solutions esthétiques – osons le mot – au problème de la représentation de la Shoah : « Toute cette monstruosité était pour moi trop incommensurable pour que j’ose me croire capable de trouver des formes susceptibles de l’exprimer. »
Le plus troublant dans les toiles ou les dessins de Winfried Veit, ce qui en fait la force et l’originalité, ce n’est pas qu’ils « représentent » la Shoah, c’est qu’en apparence du moins, ils parlent d’autre chose et que tout cependant y renvoie. Comme si, dans le monde d’après 1945, on ne pouvait écrire, peindre, composer de la musique que sous le soleil noir d’Auschwitz. Comme si toute œuvre d’art était ou se devait désormais d’être incertaine, voire ambiguë, ou même équivoque ; en tout cas problématique.
Regardons par exemple la toile intitulée Dormeurs infatigables (1983). La question apparemment naïve d’une visiteuse, qui lui demande pourquoi ce tableau est le seul à avoir un titre parmi tous ceux qu’il a exposés dans son atelier, contraint en quelque sorte l’artiste à regarder vraiment ce qu’il a peint et que le titre, dans une tentative désespérée qui illustre parfaitement le concept de dénégation, essayait de masquer : « Je n’avais pas peint des gens au repos, mais un monceau de cadavres ». On songe bien sûr au Dormeur du val d’Arthur Rimbaud… Mais si cette prise de conscience est évidemment déterminante, il reste que les Dormeurs infatigables se présentent aussi et de prime abord comme la représentation d’un « ensemble d’êtres humains qui se reposent, allongés les uns à côté des autres ». … Qu’en déduire, sinon qu’il n’est peut-être plus possible aujourd’hui de peindre le sommeil, simplement le sommeil, et que, de ce côté-ci du temps qu’il faut bien nommer l’après-Auschwitz, l’innocence est morte et la représentation du sommeil, toujours suspecte.
On pourrait multiplier les exemples. Ainsi, un projet de « sculpture sphérique représentant des enfants en train de jouer », que l’artiste présente à un concours pour une école primaire (sans doute ce qu’on appelle un « 1% artistique », soit une œuvre financée dans le cadre de la construction d’un établissement scolaire), est rejeté « au motif qu’il évoquait trop Auschwitz. ». Midas, le roi légendaire de Phrygie, avait reçu la faculté de transformer en or tout ce qu’il touchait. Tout se passe comme si, par une inversion ironique de la légende, Winfried Veit était victime d’une malédiction : tout ce qu’il peint, même sans y penser, surtout sans y penser, se transforme en une allusion à la Shoah.
Claude Lanzmann, on le sait, a affirmé l’impossibilité de représenter la Shoah, à la fois pour des raisons pratiques (nous ne possédons quasiment aucune image directe de la Catastrophe) mais aussi théoriques, ou si l’on préfère, morales : si « le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement », selon la formule de La Rochefoucauld, il faudrait a fortiori une inconscience, une arrogance et une impudeur sans limites pour prétendre représenter une telle monstruosité. L’artiste doit procéder par allusions, ou mieux encore par métaphores : dans W ou le souvenir d’enfance, Georges Perec réussit magistralement à évoquer la Shoah à travers la métaphore d’une île maudite, où l’exaltation des « valeurs olympiques » cède rapidement la place à des sévices inhumains, de sorte que le lecteur parvenu au bout de cet étrange récit prend conscience que le portique d’entrée du stade, qui proclame « FORTIUS, ALTIUS, CITIUS » est une métaphore du sinistre portique d’Auschwitz et de la devise cynique « ARBEIT MACHT FREI ».
Winfried Veit, quant à lui, a peint d’abord des tableaux dont il ne savait pas qu’ils évoquaient le génocide des juifs. Par la suite, c’est en pleine conscience qu’il a peint des œuvres - comme la poignante série Champ des Hommes, chant des âmes (dont les fameux « tableaux à bougies ») - dans l’objectif déclaré de « faire son devoir », afin de pouvoir se consacrer, plus tard, une fois sa tâche accomplie, à « ses peintures à lui ». Mais en a-t-il peint où il se risque à représenter frontalement la Shoah ? Je l’ignore, ne connaissant pas l’ensemble de son œuvre, mais pour les raisons exposées plus haut, j’en doute fortement.
Champ des Hommes, chant des âmes est probablement ce qui s’en rapproche le plus. Par l’intention, d’abord, puisqu’il s’agit pour lui, un demi-siècle après la Shoah, de réaliser 50 toiles de grand format dans lesquelles « il se mesurerait à ce thème » (cette fois sans faux-fuyant : le temps de la dénégation est passé). Par l’atmosphère de profond accablement qui s’en dégage, tant ces toiles aux couleurs tristes - ocres terreux, rouges malsains, verts maladifs…, où l’on respire presque physiquement le goût âcre des bougies encore fumantes, inquiètent le spectateur et lui serrent le cœur. Par le sujet ? C’est plus difficile à dire. Tous ces Menschenerde (« Terre des hommes »), Menschenschatten (« Ombres des hommes »), Menschensühne (« Expiation des hommes »), Menschenvergebung (« Pardon des hommes ») etc., avec leurs personnages à peine esquissés, au teint blafard, au crâne rasé, aux yeux vides, dans des poses de suppliants, accablés de fatigue, évoquent sans les nommer jamais vraiment les victimes de la Shoah, ce que souligne la présence, ici d’une ménorah, là d’une étoile de David, ailleurs encore d’inscriptions où l’on croit reconnaître des épitaphes hébraïques. Winfried Veit est ici au sommet de son art.
Mais s’il a fallu du temps à Winfried Veit pour affronter sa mission, il lui en faudra plus encore pour qu’il lui soit permis de déposer son fardeau. Non pas seulement parce qu’il n’est pas venu à bout des 50 tableaux, mais surtout parce qu’il a compris qu’il n’en aura jamais fini avec le thème de la Shoah. A-t-il du moins réussi à résoudre l’angoissant problème : comment « assumer le souci et le travail de la forme » ? Sa réponse reste nécessairement ambiguë : ces tableaux, qui constituent à ce jour sa tentative la plus audacieuse d’approcher la monstruosité de la Shoah, il ne peut se résoudre à les considérer comme siens : il refuse de les signer au recto, il n’imagine pas de les vendre, il n’a « pas vraiment le sentiment d’en être l’auteur » et serait « également incapable de [s]e les approprier » À l’approche du nord magnétique, les boussoles s’affolent. Les trous noirs, nous apprend l’astrophysique, absorbent la lumière sans lui permettre de ressortir. Ainsi en va-t-il de l’œuvre d’art, lorsqu’elle frôle de trop près la douloureuse énigme de la Shoah.
Abraham Bengio
Ancien DRAC, ancien DGA de la Région Rhône-Alpes
Ancien président de la Maison d’Izieu
Janvier 2018