J’irai à Auschwitz
L’automne prochain, j’irai à Auschwitz, mais je n’irai pas seul, je serai avec Jacob, dont je porte le nom, j’irai avec Winfried dont je porte les couleurs, je serai nombreux là-bas, je serai tout un monde, et en moi, sur mes deux seules jambes vacillantes, il y aura une foule, et cette foule sera muette et silencieuse, elle n’osera presque pas respirer, mais ce ne sera pas possible, car à mon âge, la respiration est sonore, mais il n’y aura que celle-ci pour habiter le lieu. Une respiration, d’abord retenue, puis réelle, presque un peu sifflante, et même si ce ne sera pas encore l’hiver avec le froid qui glace et brûle à l’intérieur, cette respiration sera tenace, volontaire et tenace et elle incarnera les âmes, les cœurs et les pensées.
J’irai à Auschwitz avec toi, Jacob, qui n’a jamais su que tu me donnerais ton nom. Je suis né presque dix ans après que tu aies été trainé, de forts en prisons et en camps, Montluc, Drancy, Auschwitz où après quelques semaines tu as été tué par la maladie, la faim ou les coups. Je suis né et on m’a donné le nom que tu avais adopté dans la clandestinité pour ne pas faire trop juif, Georges, toi qui t’étais engagé et qui à vingt ans résistait donnant ta force et ton sang à la lutte contre la monstruosité nazie et pétainiste. Je devrais m’appeler comme toi avant les lois antisémites, Jacob, mais ma mère traumatisée par les années noires ne l’a pas voulu. Ce nom que je porte, je le porte pour toi en catimini, presqu’en secret. Mais je porte aussi avec le nom cet homme que tu fus, et dont je n’ai aucune image, que je ne connais pas. Mais je te porte. Je t’ai toujours porté. Je ne prétends pas t’avoir fait vivre. Tu es mort, décharné, réduit à l’état de loque avant d’être brûlé, ou jeté dans une fosse. Ton cadavre, que je n’ai pas vu est aussi avec moi, mais je sais qu’il y a en moi ta vitalité, ta force, ton enthousiasme de vingt ans. Quand j’avais ton âge, je marchais comme au-dessus du monde, dans l’allégresse, et je ne savais pas pourquoi. Je croyais que j’étais doué d’une sorte de légèreté magique, je flottais. Maintenant je sais que c’est parce que tu étais en moi, me faisant léviter, et chavirer un peu aussi, l’amour me tenait lieu de corps, et dans ma voix c’était la douceur de tes rêves qui ondoyait.
J’irai à Auschwitz. Je ne croyais pas que je pourrai un jour, moi qui n’ai jamais pu approcher de la tombe de mes parents sans craindre de m’effondrer. Mais j’irai à Auschwitz, je sais aujourd’hui que je pourrai y aller, parce que je serai avec toi. Ce n’est pas que je veuille t’y ramener, mais as-tu quitté ce lieu ? N’y es-tu pas encore, là-bas, et avec moi et avec peut-être d’autres gens que je ne connais pas, ceux que la déportation t’a donné comme compagnons, et ceux que tu as aimés aussi ?
Jacob, je ne sais rien de toi, tu es jeune, tu as vingt ans, tu es fort de ta jeunesse et de ton courage, et je porte ton nom alors que je n’ai pas ta vigueur, que je ne sais pas si j’aurais su comme toi donner ma vie, affronter les criminels, participer à des sabotages, résister. Je ne sais pas. Je n’ai plus la force des jeunes années pour le savoir, mais je te porte en moi, tu es mon ange, mon ami, l’autre indissociable, le très cher.
J’aime beaucoup ce prénom suranné, Georges, que je tiens de toi. C’est un prénom qu’on attribue aux maris trompés, aux valets de chambre, aux chauffeurs dans la comédie. C’est un prénom un peu ridicule, et quand je le compare au tien, Jacob, je me dis qu’il n’a pas la beauté un peu biblique du tien. Oui, mais voilà, je n’ai pas pu m’appeler exactement comme toi, Jacob, ma mère craignait que la folie meurtrière revienne. Elle m’a donné le nom que tu t’étais offert pour passer inaperçu dans les années sombres, Georges, un prénom de roi d’Angleterre, ou de paysan grec, un prénom très chrétien pour la farce de vivre dans ce monde basculé dans l’absurde. Mais je tiens à ce nom. J’irai à Auschwitz et je serai Georges et Jacob à la fois, un homme, quelques années avant de mourir, enfin avec son nom double, son double sens, sa vérité.
J’irai à Auschwitz et je serai avec Winfried, mon ami. Je serai avec toi parce que quand je t’ai connu, ami peintre, j’ai vu avant de te rencontrer quelques images, dans un catalogue et ces gens que tu représentais, ces ombres, ces êtres levés, diaphanes, étranges, c’étaient ceux-là que je n’avais jamais vus, et qui m’ont hanté, pendant les années de découverte progressive, et de confidences chuchotées, laconiques de ma mère. Et plus tard, car tu ne parlais pas, et jamais tu ne m’as rien dit, j’ai compris que ce qui te hantais aussi c’étaient les mêmes gens, les mêmes cortèges, les files, et les foules qui seront avec moi quand j’irai à Auschwitz.
Je serai avec tes pinceaux, avec tes encres, avec tes doigts tâchés de couleur, avec tes sourires énigmatiques, avec ces portraits superbes que tu fis des enfants d’Izieu, et je porterai en moi, ces images, que tu as voulu tracer pour que nul oubli ne recouvre le silence. Je foulerai la terre stérile, avec toi, et je marcherai à pas lents, en soulevant aussi peu de matière que je pourrai car ce sont les cendres qui sont là, et mes yeux seront tes yeux comme ceux de Jacob, dans ce territoire qui a bien failli faire taire l’homme pour toujours, car le philosophe l’a dit, comment écrire encore après Auschwitz, et pourtant il faut peindre et écrire, et regarder et dire et répéter inlassablement, et rabâcher et entendre encore et encore le silence obsédant, le poids terrible du silence.
J’irai à Auschwitz avec tous ceux qui m’ont ouvert les yeux sur l’horreur, avec leurs paroles et leurs écrits, j’irai avec Primo Levi, j’irai avec Aaron Appelfeld, j’irai avec Imré Kertész, j’irai avec Simone Veil, j’irai avec Charlotte Delbo, j’irai avec Robert Antelme, j’irai avec Janusz Korczak, j’irai avec Jerzy Kosinsky, j’irai avec Jorge Semprun, j’irai avec, vous êtes mes chers, aussi avec…
…tous ceux qui ont survécu pour dire, pour révéler l’irrévélable, pour confier ce qui ne peut pas être dit, que nul n’oserait dire, la déchéance et la misère, la mort partout, la haine, la peur, la faim et les morsures des chiens et du froid.
L’automne prochain, j’irai, nous marcherons ensemble et une partie de l’humanité marchera en même temps que moi, nous ne ferons pas tout le tour du camp, de ce qui reste, de ce qu’on n’a pas totalement osé dissimuler, nous marcherons doucement, avec délicatesse, Jacob, Winfried, et tous les autres avec nous et nous regarderons comme si jamais personne n’avait vu cette infamie avant, d’un œil vierge propre à ne rien comprendre, une fois encore, et ces vagues des personnes emmenées avec nous se tiendront un peu au-dessus du sol comme dans les peinture de Winfried, comme des oiseaux , comme des plumes, comme des consciences, comme des flammes persistantes, malgré le vent.
Georges CHICH