Cinq textes de Patrice Giorda

, par pierre

Ces cinq textes ont été rassemblés dans le catalogue GIORDA 1997-2000 du Centre d’Art Contemporain de Feurs, 2000.

1. J’ai remarqué que je peins toujours avec la conscience des couleurs que je veux mélanger, mais jamais avec la conscience des couleurs que je peux obtenir par le mélange ; dit autrement, je ne cherche jamais à faire un orange mais je sais qu’en un certain endroit de la toile je vais devoir travailler avec le rouge et le jaune.
Après chaque séance de travail, je note toutes mes couleurs : je fais un petit croquis du tableau sur lequel j’inscris la composition de tous les mélanges et les couleurs pures. Le lendemain, je peux ainsi reprendre plus facilement. Parfois, sans être devant la toile, je regarde mes cahiers de notes comme on feuillette une partition de musique et j’essaie de comprendre « quelque chose ». Mais derrière cette application à noter, il y a une inquiétude : celle que la peinture n’est que discontinuité, du bleu, du rouge, du jaune.
Inquiétude parce que, dans la peinture, le « Souffle » n’est plus simplement, comme dans le dessin, électricité qui parcourt les lignes, mais lumière qui a besoin de l’abîme pour éclairer. Comme s’il fallait entre deux couleurs posées sur la toile creuser un abîme et le franchir dans le même temps ; ce creusement où s’élance l’être tout entier serait alors la condition de l’œuvre, un peu comme, il me semble, la déchirure est la condition de la parole.
In Nouvelle Biennale de Paris 1985, Electa Moniteur, 1985, p.266.

2. Mon spirituel, c’est cet invisible mélange qui fait que tel rouge, composé de rouge cadmium, de Véronèse et de Naples, et placé à côté de tel bleu, composé de cobalt, de citron et de Véronèse, éclatera d’une lumière qui les transfigurera tous les deux. Ôtez le Naples au rouge ou le citron au bleu ; et l’on n’aura plus que de jolies couleurs juxtaposées, mais le miracle de la peinture aura cessé d’étreindre l’âme, car la lumière naît à partir du moment où la couleur cesse d’exister pour devenir Espace.
Dix ans de peinture, Centre d’art contemporain de Saint-Priest, 1993, p.12.

3. La lumière d’un tableau.
Dans une pièce noire, un tableau ne se voit pas. C’est éclairé qu’il révèle sa lumière. Mais un tableau n’est pas une source de lumière : la lumière qu’il renvoie, n’est qu’un travail complexe sur la lumière qu’il reçoit - la lumière qui l’éclaire.
Les pigments rouges renvoient la perception d’une couleur rouge. Les pigments verts, celle d’une couleur verte. Mais si dans le rouge il y a une pointe de pigment jaune, de pigment violet et de pigment vert, la lumière diffusée par ce rouge aura une complexité dont l’oeil ne percevra pas la richesse. Je ne pourrai pas dire que dans ce rouge il y a du vert, du violet et du jaune, car mon oeil ne saura distinguer ces couleurs. Mais tous ces pigments non dissous dans le mélange continuent d’exister et de travailler la lumière qu’ils reçoivent. Ils me renverront, sans que j’en aie conscience, la lumière colorée que leurs pigments diffusent.
Il est faux de penser qu’un tableau puisse se réduire à ce qu’on en voit - ou bien c’est que son efficacité est de l’ordre du dessin, ou encore que sa couleur ne cherche pas la lumière.
In Conférence n°1 automne 1995 « Le noir ou l’absence incarnée » (pp. 101 – 114)

4. « La lumière naît quand la couleur cesse d’exister pour devenir espace »
C’est le juste mélange des couleurs qui brise la surface du tableau, ouvre l’espace au silence et à la contemplation de cette profondeur d’où l’on vient.
Le creusement de la toile dans le travail de l’espace et de la lumière, c’est le creusement de l’être en chemin dans le monde. Cette quête de l’espace fait figure de tradition car la modernité c’est la surface.
Pourtant la lumière qui vient du plus profond de la nuit du tableau est comme une mémoire de l’être. Avec la lumière, la modernité se souvient.
Exposition Boulogne Billancourt Groupe Schneider, 1997.

5. Ces notes, dans leur totalité, sont quinze ans de ma vie. Quinze ans pour explorer cette pensée qui m’a obsédé « La lumière naît quand la couleur cesse d’exister pour devenir espace ».
Cette quête, ce creusement de l’être, puisque peindre est avant tout une expérience de vie, m’amène aujourd’hui hors de moi, hors les murs, sans qu’il s’agisse pour autant d’un décentrement. Je n’ai jamais été aussi près de mon désir. Mais quelque chose de mon passé est révolu et livrer ces notes c’est livrer la trace d’un travail accompli.
Ces notes indiquent un chemin pour entrer en soi, plus qu’elles ne sont la formule exacte pour reconstituer un tableau. Et pourtant elles fonctionnent pour celui qui au travers d’elles cherchera à éclairer sa propre intériorité.
Patrice Giorda, le 13 décembre 1999, Lisbonne.