Martine Bligny ou l’immensité des visages

, par jacques

Noyé de haute mémoire, un visage s’abîme dans la mer des visages. Tous les dehors du monde ont disparu. Martine Bligny efface les excès de la réalité, les blessures du dedans, et les effets provisoires du monde. Visage en admirable suspens dans les racines sublimes des savoirs disparus. Ne respire plus que l’air oublié d’un formidable passé. Tendresse à jamais inassouvie, dans la nostalgie fantasmée des doux visages et des douces cultures qui furent. Regard sans borne, traversé d’outre-vie. Regard de nul oubli.

Dans l’impensable énigme de la pure présence, Martine Bligny enchante l’absence. Un portrait innombrable voyage dans tous les possibles du visage. L’étendue absorbe lentement les apparences de la peau. L’intimité sans frontière, à fleur de surface et de dense peinture, prend tout l’espace à son compte. Sensualité latente, retenue, ô combien délicate, quand le corps n’est plus qu’un seul visage, infini et poignant...

Mais la question éternelle et tendue des durs secrets de l’existence se perd et s’enfouit dans la durée. Ces visages peints ont l’épaisseur du temps, et la fragilité implacable des miroirs. Un regard de trop, un instant de trop, et ils pourraient disparaître dans le néant. L’oeil est l’organe du silence. Aigu comme une lame que pourrait blesser la lumière, l’art de Martine Bligny unit la fusion la plus saisissante et
l’arrachement le plus cruel. Désir et distance ne cessent de s’étreindre. Art d’envoûtement, où la mort-vie se déploie.

Autrefois, durant des siècles, voire des millénaires, le visage n’existait pas, n’était qu’un masque intemporel, rigide, et sans véritable intériorité. Pur dehors assembleur des lois cernant l’humain, et définissant la face en modèle immobile et beau, statique et dominateur. Martine Bligny a respiré ces sources grandioses. Elle invente des visages familiers et lointains. Malgré leur apparente douceur et leur subtile mélancolie, ils sont masqués d’étrangeté, et d’une sublime proximité. Visages de dénuement, habités du dedans, miraculeux, primitifs et contemporains.

Toutes les mémoires du monde ont laissé leurs sensibles traces, mais l’insidieuse présence nue, dans sa sidérante contagion, abolit tout souvenir. Somptueuse monumentalité de ces visages d’immensité, hors du temps fabriqué des surfaces.

Une masse picturale insondable, inouïe de complexité, sécrète et fusionne la face et l’univers, et le sourd magma des pigments diffuse la part immergée de l’affect profond. Venus des confins, et ne communiquant pas les bassesses de la modernité, ils taisent par pudeur les grandes questions de l’être qui hantent et qui taraudent. Ils brûlent nos certitudes.

Christian Noorbergen