Hubert Munier : mode d’émoi (J-Y Loude)

, par jacques

Devant un arbre, une montagne, un paysage, un paysan, un portrait, un nu d’Hubert Munier, face à ses représentations obstinément réalistes de la nature, des troncs, des ramures, des falaises, des bocages, des visages, des corps, des cieux, vient à l’esprit une énigme poétique que véhicule la pensée bouddhiste : « Au début, il y a la montagne ; ensuite, il n’y a plus la montagne ; enfin, il y a la montagne ».

Pour déchiffrer le subtil message, il suffit de retourner un tableau.
N’importe lequel.
Munier profite du bois des châssis pour écrire des notes, des poèmes, des invectives, et livre, au verso des toiles, quelques clés pour accéder à son état d’âme. Quatre mots reviennent comme un leitmotiv, presque un mantra : « Tout atome est Dieu ». Ou autrement dit : rien n’est plus trompeur qu’une évidence. La réalité en cache toujours une autre.

Attention, la classification d’hyperréalisme est à proscrire dans le cas de Munier, elle ne recouvre rien. Le mot adéquat serait « exactitude ». Ce terme fait partie de son vocabulaire.
De son mode d’émoi.


Dans chaque toile, l’exigence de l’exactitude est poussée à l’extrême, jusqu’à l’infime détail. Car, l’immensité ne saurait se passer du minuscule.
Comme dans l’énigme orientale, ce que vous captez à première vue est bien une montagne, un arbre, une femme nue, mais dans la plus flagrante illusion de la réalité.

À la seconde lecture d’un tableau de Munier, « la montagne n’est plus la montagne » : il s’agit bien d’une illusion, car ces grands corps vivants, composés d’écorces et d’éclats, de cristaux et cellules, d’atomes, sont eux-mêmes les parcelles d’une totalité fragmentée qui les englobe. Cet océan infini, cette « Totalité » où se fondra à terme toute chose, est difficile à concevoir tant nos esprits sont limités par l’étroitesse du champ de vision. C’est pourquoi Munier insiste : « Tout atome est Dieu ».
Mais, en fin de compte, « la montagne redevient la montagne » : on peut tout simplement retourner à l’image, se nourrir de la pure beauté, s’abandonner à la contemplation, laisser l’esprit apaisé, après la traversée des contradictions, jouir sereinement du chant de vision.

La peinture d’Hubert Munier serait un chant de visions.
Il dit lui-même de sa peinture qu’elle est « religieuse ».
« Une peinture de monastère, même avec des femmes nues ! »

Il faut entendre que l’artiste mène une existence monacale afin de réaliser des œuvres auxquelles l’impeccable exécution confère l’énergie des prières. Loin des agitations stériles, Munier peint avec la conviction d’agir pour l’apaisement du monde, à l’instar des érémitiques qui égrènent des pensées positives, ou comme les Tibétains qui libèrent des formules généreuses pour l’univers en faisant tourner les moulins de dévotion.
Peindre pour assécher la violence.

Peut-être a-t-il, à un moment de sa vie, côtoyé de trop près la violence ?
Enfant, la nature fut son refuge contre l’agressivité ambiante. Il lui restera fidèle en traduisant sans relâche son indicible beauté à destination des êtres attentifs, donc amoureux, ou l’inverse. Il en va de sa responsabilité de créateur. Apporter le bénéfique à une société distraite, c’est à dire trahie par de fatales distractions, souvent obscènes et étrangères au beau, notion de toute façon dévaluée sur les marchés de toute espèce.
Mais de cela, il se moque : il lutte seulement pour l’extension du calme.
Munier pousse la méfiance envers l’homo sapiens jusqu’à supprimer toute trace de son influence dans les paysages qu’il cadre. Pas un fil, pas un mur, pas même une maison. Ses œuvres sont supports d’admiration et objets de vénération, louanges adressées à une terre affranchie de toute menace. L’arbre règne sur ses paysages avec l’autorité de l’initié qui a le pouvoir de relier le ciel et la terre.

Et pourtant, un jour, l’humain entra dans la création d’Hubert Munier, l’homme d’abord, puis la femme s’imposa. Allait-on perdre dans ses portraits initiaux le fil de sa cohérence naturelle aux couleurs pacifiques, blanc, bleu, vert ?
Il y avait peu de risques.

Le premier être de chair à paraître sur la toile est un forestier, un complice de la nature, un homme dont les mains, grosses et douces, sont destinées à saisir des troncs d’arbres. La vieillesse marque ses traits. Le lien se fait naturellement par le noueux, le plissé, le rugueux d’un visage, comparables à ceux d’un tronc. Munier se plaît alors à arpenter les territoires surprenants de têtes façonnées par l’expérience, riches de taches et de sillons. Des paysages dignes de ceux de la montagne Sainte Victoire ! La vieillesse donne de la teinte et du relief aux corps, après l’érosion des pluies et du vent de l’âge ; elle fait remonter à la surface des peaux la profondeur des destins. Depuis, Munier réfléchit, par le double témoignage du dessin et de la peinture, la troublante beauté du vieillissement à l’ouvrage. Il donne de la valeur à cet espace de la vie que, d’ordinaire, les regards fuient et que les amuseurs professionnels camouflent derrière les modes d’un jeunisme aveugle. Mais, à ce jeu-là, les femmes opposent plus de résistance que les hommes, parfois fiers des stigmates du temps comme des soldats blessés et médaillés.


Alors, Munier offrit à la femme de la peindre nue.
Ainsi, après avoir marqué de son empreinte la longue tradition des paysagistes, le voici s’aventurant dans le chapitre foisonnant du nu féminin, avec son imperturbable goût pour l’exactitude et sa rigueur d’exécution monacale. On ne change pas l’essentiel, même si le modèle diffère.
En fait, diffère-t-il vraiment ?
Munier aurait eu, pour les femmes aussi, la tentation de magnifier les corps « embellis » par les intempéries de la vie, de glorifier le modelage des joies et des peines sur les chairs, creusant, distendant, sculptant, refoulant les lieux communs du lisse et du bien proportionné. Il l’a fait.

Mais, la jeunesse l’a rattrapé.
Alors, que faire de la simple beauté ?
N’allez pas croire que Munier explore ce genre de l’Histoire de l’Art pour le seul bonheur de se caler dans le sillage d’artistes dévots du corps féminin, qu’il avoue révérer, comme Botticelli le grand aîné, Ingres, Courbet (Ah ! Courbet !), Cabanel, Gérôme, Corot, même si, comme eux, il peint pour le plaisir des yeux, pour la pacification érotique des conflits, pour l’avancée des tolérances aux dépens des hypocrisies majeures.
Non, la réponse restera la même : « accomplir un acte religieux ».
Célébrer le fabuleusement beau. Après la splendeur de la nature, celle des femmes.
Le mot « vénération ». Encore.

Assurément, les femmes idéalisées de Munier échappent au banal. Elles intègrent des décors idylliques, donc improbables. Elles habitent nos plus profondes mythologies. Ce sont des déesses aux ventres féconds, des madones dévêtues, des Marie Madeleine allégées du poids de la culpabilité, des créatures sylvestre et aquatiques satisfaites d’être regardées. Ou encore des Vénus naissant des eaux pour s’impliquer à nouveau dans l’urgente mission de relier la terre au ciel, comme autrefois, quand l’humain imaginait la sphère surnaturelle proche et bienveillante, fortifiée par le principe féminin. Regardez comme les divinités de Munier sont immenses, foulant un horizon terrestre d’une extrême minceur, la tête à l’altitude des nues.
Les nues de Munier sont des apparitions. Des visions. Des entités remplies de compassion : « Voici mon corps gracieux, je vous l’offre sans clous ni croix. Ayez foi en votre propre vitalité ! »
« Apparition » est un mot-clé qui ouvre le coffre onirique d’Hubert Munier.

Enfant, l’austérité protestante le gelait, l’écrasait. Il se réfugia sous le voile des belles actrices du grand spectacle catholique. Il se mit à hanter les églises en quête d’un merveilleux favorable à la croissance des imaginaires. Il se laissa absorbé par la parade des anges et des saintes. Il peupla son monde mental d’images sulpiciennes et baroques. Il aménagea une clairière hospitalière pour que ses peurs y soient piétinées par des recours féminins terrassant l’absurdité de l’orgueil masculin.
Aujourd’hui, l’adulte Munier laisse ressurgir les créatures bienfaitrices qui l’ont nourri ; il peint par gratitude ses génies complices : sylphides alertes, mères consolatrices, Parques tisseuses de temps favorables, Vierges en lévitation, Grâces voluptueuses, baigneuses immergées dans une nature rêvée dont elles seraient l’émanation.

« Allez chercher la plus belle femme de la terre… Quand vous serez parvenu à l’illumination à force de prier sur ce tapis de chair, vos yeux s’ouvriront sur la réalité ».
« La chair comme tapis de prière ».
Voici un titre rassurant !
Munier cite volontiers le roman chinois de Li-Yu, écrit au XVIIe siècle. C’est un appel à l’extase sans voile, sans fard, très oriental, très spirituel, très étranger au péché, si peu monothéiste. Et si l’homme et la femme abandonnaient les peurs ancestrales qu’ils s’imposent réciproquement. Et si, un jour, ils détournaient l’humanité de la guerre, l’incitaient à construire la civilisation avec l’énergie que confère la jouissance. « Aimez vous les uns les autres ». Ayez toujours à l’esprit le tendre souci du plaisir de l’autre. N’entachez jamais l’acte sexuel de la commune vulgarité, car l’intensité sacrée du coït mène à la perception de l’Absolu.

Ainsi parlent les apparitions féminines de Munier.
On ne se lasse pas de leurs prophéties.


Jean-Yves LOUDE
15 août 2012